Vie et mort d'Abdul Rahman Ghassemlou (1930 - 1989)

Abdul Rahman Ghassemlou

HOMME de PAIX

Et de DIALOGUE
La vie du Dr. Abdul Rahman Ghassemlou S'identifie à celle de son peuple kurde. Il n'avait pas quinze ans quand il rejoignit les rangs du Parti Démocratique du Kurdistan d'Iran dont deviendra le secrétaire général en 1973. Il a été assassiné à Vienne, le 13 juillet 1989.

Abdul Rahman Ghassemlou, secrétaire général du Parti Démocratique du Kurdistan d'Iran (PDKI), est né le 22 décembre 1930 à Ourmiah, au Kurdistan.
Il a fait ses études supérieures à Paris, puis en Tchécoslovaquie. Docteur en sciences économiques et professeur agrégé, il a enseigné successivement à Prague et à Paris.
En 1941, les Alliés occupent l'Iran dans le but d'établir le "Pont de la Victoire", ce qui précipite la chute de Reza Chah, auquel il est reproché ses relations avec les puissances de l'Axe. Un changement politique important se dessine dans le pays.
Au Kurdistan d'Iran renaît le mouvement national et, le 16 août 1945, est créé le Parti Démocratique du Kurdistan d'Iran, auquel adhèrent massivement les jeunes, dont Abdul Rahman Ghassemlou. Il n'a pas quinze ans.

Le 22 janvier 1946, la République Kurde de Mahabad est proclamée. En décembre, avec l'appui des forces anglo-américaines, les armées impériales entrent dans Mahabad. S'en suivent des massacres et arrestations aussi sauvages qu'arbitraires.

C'est la chute de la République. Le président Qazi Mohammad et ses proches sont capturés, puis mis à mort le 30 mars 1947.

Peu à peu, le peuple kurde rassemblera ses forces car, si la République de Mahabad fut éphémère, elle n'en reste pas moins dans la mémoire collective.
Au prix de tous les dangers, les dirigeants kurdes entreprennent un travail important pour protéger la population, l'éduquer, l'organiser. Rentré d'Europe en 1952, A-R. Ghassemlou se consacre à ces activités clandestines pendant plusieurs années. La décennie suivante, il partage son temps entre l'Europe et le Kurdistan, menant de front sa carrière universitaire et ses missions successives au Kurdistan.
Dès 1959, le contexte régional permet certains espoirs. En effet, chez le voisin irakien, la monarchie a été renversée et Molla Mostafa Barzani (le dirigeant du Parti Démocratique du Kurdistan irakien) est rentré dans son pays, après onze ans d'exil en URSS.
En 1968-69, la lutte armée fait rage au Kurdistan d'Iran. Ces années s'achèvent dans le sang. Une fois de plus, les leaders kurdes sont massacrés. Et, une fois de plus, la résistance réussit à relever la tête. A Bagdad, le gouvernement a accepté le principe d'un statut d'autonomie pour la population kurde irakienne. L'identité kurde serait-elle désormais reconnue ?
De l'autre côté de la frontière, le PDKI repart de l'avant. Il faut à tout prix desserrer l'étau dans lequel les armées du chah tentent de l'immobiliser.
Au troisième congrès du PDKI (1973), A.R. Ghassemlou est élu secrétaire général. Aux congrès suivants, il sera régulièrement reconduit dans ses fonctions.
Au cours des années qui suivent, le prestige de la monarchie pahlavi ne cesse de se détériorer. La "Révolution blanche" est remise en question par les experts, les exactions et extravagances de la cour sont dénoncées par la presse internationale, la Savak sévit dans toutes les régions, aucune classe sociale n'est épargnée. Il paraît évident qu'à plus ou moins brève échéance, le régime est condamné.
Dans cette éventualité, comment le Parti Démocratique du Kurdistan d'Iran devrait-il se positionner ? Compte tenu de la complexité des problèmes de la région, le PDKI se doit d'être clair. Il lui faut répondre sans ambiguïté à un ensemble d'interrogations sur son identité, ses allégeances, ses aspirations, ses options. A.R. Ghassemlou et son équipe élaborent un programme aussi cohérent et réaliste que possible, dont l'essentiel peut se résumer ainsi :
- Nous sommes kurdes, nous appartenons à un peuple que les aléas de l'histoire ont dispersé dans cinq Etats. Nous sommes et resterons solidaires de tous les Kurdes, où qu'ils vivent. - Nous sommes les descendants d'une des civilisations indo-européennes les plus anciennes. Notre identité se définit par notre langue et notre culture spécifiques.
- Nous sommes les citoyens d'un pays nommé l'Iran. Au même titre que les autres peuples vivant sur le territoire iranien, les Baloutches, Perses, Azéris, Arabes, Turkmènes...
- Nous nous voulons les fervents défenseurs de la Déclaration des droits de l'homme et du droit des peuples, tel qu'il est défini par les Nations unies.
- Nous sommes favorables à la liberté de culte et nous respectons toutes les religions pratiquées par nos concitoyens. La foi est un droit inaliénable. Cependant, nous voulant résolument modernistes, nous considérons que la séparation des institutions religieuses et de l'Etat est souhaitable. Un Etat laïc n'est pas un Etat opposé à la foi ni à ceux qui la servent.
- L'amélioration des conditions de vie de tous implique l'éradication de coutumes ancestrales imposant aux femmes un statut d'infériorité.
- Pour accélérer le développement de notre pays, il convient de mettre sur pied un enseignement gratuit et de qualité égale pour tous. Un effort particulier doit être prévu pour les régions de la périphérie (au Kurdistan, par exemple) qui accusent un retard évident.
- Toute tentative de sortir de la misère serait vaine sans la participation active des citoyens eux-mêmes. Pour être concerné, croyons-nous, il faut se sentir libre. La liberté de circulation des biens et des personnes, la liberté d'association, la liberté de créer des partis politiques ou des syndicats, d'adhérer à ces organisations, s'imposent comme des conditions sine qua non à tout développement économique ou culturel.
- Pour que s'installe la confiance entre la population et le pouvoir central, il faut une décentralisation de large envergure.
- Dans le cas du Kurdistan, cette décentralisation doit se traduire par un statut d'autonomie de la région dont les limites doivent être définies avec précision. A l'intérieur de cet espace kurde, les langues administratives doivent être le kurde et le farsi, toutes deux étant les langues officielles des pouvoirs régional et local. L'enseignement primaire doit se faire en kurde tandis qu'au lycée, les deux langues officielles seront pratiquées couramment. Enfin, après tant d'années de violence, le peuple kurde ne saurait accepter des agents de la force publique qui ne seraient pas kurdes. C'est à ce prix que la paix aurait une chance de s'instaurer et de perdurer au Kurdistan iranien. Enfin, la "kurdification" de l'appareil administratif et de production implique un investissement important dans la formation des cadres et, cela va de soi, la création d'une université multidisciplinaire sur le territoire kurde. Autrement dit, ce qu'exigent les dirigeants du PDKI, c'est une autonomie authentique et fonctionnelle. Or, comme chacun sait, les dictatures s'abritent derrière des structures pyramidales interdisant toute communication horizontale. Ainsi, se sentant perpétuellement menacées, elles le sont en effet, elles recherchent l'appui de puissances étrangères qui finissent par leur dicter leur loi. Les dictateurs ne sont pas libres et bafouent la liberté des autres. L'autonomie du Kurdistan iranien resterait donc une simple utopie si l'Iran n'opérait pas une mutation vers la démocratie. Sans la démocratie en Iran, il n'y aurait pas d'autonomie garantie au Kurdistan. AR. Ghassemlou a compris que ces deux concepts étaient indissociables. Ainsi naquit la devise du Parti Démocratique du Kurdistan d'Iran: Démocratie pour l'Iran, Autonomie pour le Kurdistan.

Ce projet dégagé de tout chauvinisme ou sectarisme a valu au PDKI de solides amitiés dans les pays du tiers-monde et dans les démocraties avancées. Lors de ses nombreux séjours à l'étranger, A.R. Ghassemlou était toujours accueilli les bras ouverts. Nombre d'organisations humanitaires lui ont accordé leur aide, des personnalités du monde politique ou universitaire le tenaient en haute estime, des militants des droits de l'homme et des religieux l'ont encouragé tout au long de sa vie. Grâce à lui, les Kurdes iraniens sont sortis de leur isolement, ont pu faire entendre leur voix dans les instances internationales.
Parmi tous ces sympathisants, d'aucuns ont été surpris qu'après un si âpre combat, les Kurdes iraniens expriment des revendications "si modestes".
" Est-ce bien l'autonomie que vous exigez, simplement l'autonomie, vraiment rien d'autre ?" entendait-on de-ci de-là.
Ce plan d'autonomie n'a jamais prévu ou caché quelque clause secrète car il résultait d'une longue réflexion sur le contexte géopolitique né de la Seconde Guerre mondiale. Selon les leaders kurdes, d'importantes modifications de frontières étaient exclues et la tendance générale semblait favoriser la création de grands ensembles plutôt que le morcellement des entités existantes.
Et d'ailleurs, pourquoi ne pas imaginer que, la paix revenue, les pays limitrophes chercheraient à développer des échanges commerciaux et culturels ? L'existence de fortes communautés kurdes en divers points du Moyen-Orient pourrait donc, à long terme, constituer un facteur positif dans les relations inter-régionale.
Tout le monde y trouverait son compte. On sait l'importance accordée aux minorités ethniques par les grands pays exportateurs. Pour s'introduire sur un marché, ces communautés servent souvent de points d'ancrage ou de relais. En somme, les intellectuels kurdes estiment que seuls les esprits obtus perçoivent les diversités ethniques, linguistiques ou religieuses comme des obstacles au développement. Dans l'avenir, la grande maison moyen-orientale pourrait puiser son énergie dans la mosaïque dont elle est constituée.
Ce schéma est tout à fait applicable à l'Iran lui-même, avec ses 45 millions d'habitants dont seulement 40 % sont d'origine persane. ( Aujourd'hui l'Iran compte plus de 60 millions d'habitants).
En ce temps-là, vers les années 75, ce type de réflexion paraissait pour le moins précoce sinon chimérique. Après tout, les Kurdes sont encore sous la férule du Chah. Mais les dictatures sont-elles éternelles ?

Un certain jour de février 1979, Reza Pahlavi finit par abandonner son trône. A cette époque, le PDKI est solidement implanté au Kurdistan iranien. Son impact est réel. Cependant, pour vraiment gérer ce territoire, pour contrôler son administration, il faut déloger toute la police, chasser l'armée jusqu'au dernier soldat. Ce sont les peshmergas (partisans) qui s'en chargeront, prenant d'assaut les casernes, récupérant d'importants stocks d'armes et munitions.
A.R. Ghassemlou peut alors affirmer que, dans une large partie du Kurdistan, les Kurdes sont maîtres chez eux.
On est en droit d'espérer que la révolution iranienne a hissé au pouvoir des hommes capables de comprendre que les intérêts du pouvoir central et ceux des Kurdes sont compatibles. Des élections sont en vue, on prépare une nouvelle constitution pour le pays.
A.R. Ghassemlou est élu à l'Assemblée des experts, il s'apprête à porter dans la capitale le message des Kurdes, un message simple : il y a de la place pour tous dans ce pays où tout est à faire ou à refaire. L'imam Khomeiny, hélas, ne l'entend pas de cette oreille. Il désigne le nouvel élu des Kurdes comme "un ennemi de Dieu" et déclare la "guerre sainte" au Kurdistan.
Nous sommes en août 1979. Aussi brutale qu'elle soit, cette levée de boucliers, rétrospectivement, n'est pas surprenante. Comment en effet un sombre gérontocrate d'une cruauté d'un autre âge aurait-il accepté de se pencher sur l'histoire et les desiderata des Kurdes ? Comment imaginer que A.R. Ghassemlou se soit tu devant les prises d'otages, occupation d'ambassade étrangère et autres pratiques terroristes inaugurées dès 1979 par un imam récemment revenu de Neauphle-le-Château pour semer la haine et la folie ?

La guerre du Golfe éclate en septembre suivant. Ce conflit irako-iranien (1980-88) aurait pu faire oublier pour un temps ces Kurdes insoumis. Il n'en fut rien. En fait, ils vont payer un lourd tribut à cette guerre, leurs villages étant situés de part et d'autre de la frontière, dans la zone des combats. On les accusera aussi d'attitude anti-patriotique, leurs agglomérations seront détruites, les populations réduites à l'errance. La finalité de ces crimes contre l'humanité est transparente : il s'agit de profiter de cette guerre pour exterminer un peuple dont on nie l'authenticité puisqu'il s'entête à l'affirmer.

L'Iran sort exsangue de son conflit avec l'Irak et l'imam est à l'agonie.
Face à cette réalité incontournable, Téhéran cherche un compromis au Kurdistan.
De son côté, depuis des années, A.R. Ghassemlou ne cesse de répéter que cette guerre lui a été imposée, qu'il n'y aura ni vaincu ni vainqueur et que, tôt ou tard, le problème kurde sera résolu à la table des négociations.
Après avoir lancé quelques ballons d'essai, Téhéran transmet une proposition concrète, à savoir une rencontre à Vienne, le 28 décembre 1988. Le PDKI accepte. Les pourparlers vont durer deux jours, les 28 et 30 décembre. Le dialogue semble assez fructueux pour qu'on décide de se retrouver en janvier suivant.
Le 20 janvier, quand se termine la première série de négociations, les émissaires de Téhéran sont au fait des revendications kurdes. Le principe de l'autonomie semble acquis. Les modalités de l'application restent à définir.

Six mois plus tard, A.R. Ghassemlou revient en Europe pour assister au congrès de l'Internationale socialiste. Téhéran cherche à nouveau à le contacter pour, lui dit-on, poursuivre les négociations entamées l'hiver précédent. Le PDKI accepte l'offre qui lui est transmise.
La rencontre a lieu à Vienne, le 12 juillet 1989. Les émissaires de Téhéran sont les mêmes, à savoir Mohammad Jafar Sahraroudi et Hadji Moustafawi. Mais, cette fois, un troisième personnage est présent dans cette délégation, un certain Amir Mansur Bozorgian, lequel fait office de garde du corps.
Du côté kurde, ils sont trois également: A.R.Ghassemlou, son collaborateur Abdullah GhaderiAzar, membre du comité central du PDKI et Fadhil Rassoul, universitaire irakien ayant servi d'intermédiaire.

Le lendemain, 13 juillet 1989, vers 19h3O, sur les lieux mêmes de la négociation, Abdul Rahman Ghassemlou est abattu par trois balles tirées à très courte distance. Son assistant Abdullah Ghaderi-Azar est touché par onze balles, le professeur Rassoul par cinq.

Hadji Moustafawi parvient à s'enfuir. Mohammad Jafar Sahraroudi, légèrement blessé, est transporté à l'hôpital, puis interrogé et relâché. Il est porteur d'un passeport diplomatique. Quant à Amir Mansur Bozorgian, après 24 heures dans les locaux de la police, il est remis en liberté et se réfugie à l'ambassade d'Iran.

L'indignation est à son comble. Comment se peut-il qu'à notre époque, au cœur de l'Europe, des émissaires d'un pays membre des Nations unies puissent tirer à bout portant sur des représentants d'un peuple en guerre avec lequel ils ont initié des négociations de paix ?

Le 19 juillet, deux émissaires du bureau politique du Parti Démocratique du Kurdistan d'Iran arrivent à Paris pour assister aux obsèques. Lors d'une conférence de presse, ils annoncent entre autres, que les instances supérieures du PDKI ont désigné Sadegh Charafkandi pour assumer les fonctions de secrétaire général jusqu'au prochain plénum. Agé d'une cinquantaine d'années, Sadegh Charafkandi est docteur en chimie industrielle de l'Université de Paris. Jusqu'à la disparition de Abdul Rahman Ghassemlou, il assumait les fonctions de secrétaire général adjoint. Les deux victimes du PDKI ont été inhumées à Paris, le 20 juillet, en présence d'une foule de deux mille personnes venues de partout. Des Kurdes et des Arméniens, des Azéris et des Turcs, des Perses et des Européens, des poètes et des docteurs, des ministres et des ouvriers, des représentants d'organisations humanitaires et des députés. En tête du cortège, des peshmergas avançaient difficilement sous la chaleur torride de l'été parisien, dans leur uniforme de maquisards kurdes. Ils étaient tous là, tous ceux qui avaient pu se déplacer sur leurs béquilles, dans leur chaise roulante, venus de ces diverses capitales d'Europe où ils soignent autant que faire se peut leurs blessures de guerre.

Téhéran a nié toute implication dans ce triple crime, conseillant à l'Autriche de chercher d'autres pistes que l'iranienne. Mais les résultats de l'expertise balistique ne laissaient planer aucun doute.

Fin novembre 1989, la justice autrichienne lançait un mandat d'arrêt contre les trois émissaires iraniens. Et le gouvernement autrichien désignait nommément le gouvernement iranien comme l'instigateur de l'attentat contre A.R. Ghassemlou et les deux autres Kurdes.

Ainsi disparut cet homme qui n'était pas un va-t-en guerre, ce fin lettré kurde, ce polyglotte et orateur persuasif, débordant d'enthousiasme et d'énergie, cet intellectuel de son temps, de cette fin de siècle où la victoire de la démocratie semble à portée de la main.